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« Une paternité discrète »

« La paternité vécue mettra fin au patriarcat »1. Cette idée forte est ici reprise par Jacques Arènes et Dalibor Frioux dans un entretien sur les tensions qui traversent la construction de l’identité masculine. Des siècles de patriarcat ont forgé une représentation tyrannique de l’autorité du père. Pourtant, la tentation de balayer toute figure paternelle en même temps que ce modèle ancestral abusif serait néfaste. Nous imaginons mal ce que pourrait devenir une société sans pères. Nous pensons même que la fin du patriarcat est une chance pour les pères, l’occasion d’investir une relation à l’enfant dont ils furent pendant longtemps privés. Le soin quotidien que les hommes ont et auront à cœur d’apporter aux enfants peut seul humaniser leur exercice de l’autorité. Car la paternité vécue développe le sens éminent de ce que l’on doit aux autres.

Il n’est pas facile de sortir de la mentalité patriarcale. Paradoxalement, cette image tyrannique du père était souvent marquée par un absentéisme familial, mais aussi par un vide de transmission dont se plaint Franz Kafka dans ce document bouleversant qu’est La lettre au père. La figure à la fois écrasante et absente du père de Kafka est emblématique du coût de la domination masculine : un fort investissement dans la vie professionnelle et publique qui se traduit par une désertion spirituelle et affective. De nombreux hommes furent victimes de ce modèle. Il ne sert à rien de se lamenter aujourd’hui de cette longue démission des pères. Mais comment ne pas comprendre que les jeunes hommes puissent être désorientés face à l’émancipation des jeunes filles qu’ils rencontrent et qui ne ressemblent déjà plus à leur mère et encore moins à leur grand-mère ? Quand ils deviennent eux-mêmes pères, ils ne disposent plus d’un seul modèle (celui de leur propre père), mais d’une multitude de figures paternelles issues de la culture ambiante. Nous ne vivons pas tant une époque de démission ou de régression par rapport aux rôles parentaux, comme on l’entend dire souvent, mais les rôles sont certainement moins stéréotypés qu’auparavant, et ils requièrent de la part des individus des capacités nouvelles d’empathie et d’invention du lien. Le père n’est plus seulement celui qui impose son autorité à l’enfant, mais celui sur lequel il peut se reposer. Non pas simplement celui qui dicte les règles ou qui juge, mais celui qui lui offre sa confiance.

Le très bel essai sur La discrétion du philosophe Pierre Zaoui s’ouvre sur une scène où un père regarde ses enfants en train de jouer, par l’entrebâillement d’une porte, sans qu’ils remarquent sa présence. Il décrit ce qu’il ressent alors comme « un moment d’amour sans retour, pas nécessairement très intense mais d’une sérénité incomparable »2. Ce moment d’amour gratuit, sans intrusion et sans possessivité, n’est-il pas nécessaire pour permettre aux enfants de déployer leurs capacités ? Cette image d’une paternité discrète entraîne le philosophe loin des fantasmes d’autorité ou d’être indispensable à ses enfants que le père pourrait avoir. Non que l’exercice de l’autorité soit néfaste en tant que tel, mais l’on en connaît la face sombre. Se faire discret, ce n’est pas renoncer ou abdiquer, mais savoir « se retenir » ou « se retirer ». Ceci fait partie de l’usage masculin de la force. C’est une question d’attention à l’autre : se retenir pour se réjouir de l’apparition d’un autre.

À cet égard, la paternité de Joseph dans les évangiles est riche d’enseignements. La tradition chrétienne ne dit pas grand- chose de Joseph. Son rôle aux côtés de Marie et auprès de Jésus est pour le moins discret. Il n’en est pas moins décisif. Rien n’est dit de la confiance et de l’amour dont il fut capable. Pourtant, l’une et l’autre sont impressionnants. Son consentement à cette filiation extraordinaire relève d’un exercice de dépossession marital et parental qui va à l’encontre de tous les us et coutumes. Il donne le ton modeste d’une paternité qui se reçoit d’un autre. Une paternité qui n’est pas dans l’exercice d’une autorité écrasante mais dans la confiance qui se donne. Sur cette force spirituelle, Marie a pu se reposer, l’enfant Jésus aussi pour accomplir plus tard sa mission.

Le patriarcat, c’est l’enfant (et les femmes elles-mêmes qui pendant longtemps furent considérées comme des mineures) écrasé par l’autorité abusive du père. Il se pourrait que le discret Joseph des évangiles devienne un nouveau modèle de paternité. Comme le père de « la parabole du retour de l’enfant prodigue », il accueille l’enfant Jésus après avoir accepté de le perdre comme « son » enfant. Il n’existe pas de transmission familiale qui ne rompe avec la perpétuation de la violence, sans consentement à cette perte. En marchant sur les traces de Joseph, de nombreux pères sont amenés à vivre le plus profond des abandons. Dès lors, la paternité apparaît moins comme une aventure épique, celle de la reproduction d’une lignée ou de l’ordonnance d’une généalogie. Elle est d’abord une aventure spirituelle, faite d’un don de soi à la fois extrême et discret, dans ces petits riens de la vie domestique qui occupent désormais la vie d’un père contemporain.

1 Elle est issue d’un rapport de Terra Nova auquel Dalibor Frioux a contribué : « L’implication des hommes, nouveau levier dans la lutte pour l’égalité des sexes », disponible sur le site http://tnova.fr/
2 P. Zaoui, La discrétion ou l’art de disparaître, Autrement, 2013, p. 10.
Nathalie Sarthou-Lajus*

Nathalie Sarthou-Lajus, Etudes revue de culture contemporaine, juillet 2017,

www.revue-etudes.com/article/une-paternite-discrete-18647

 

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